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Nos vanités / Chapitre 1 - Un nouvel an entre amis


C’était le 31 décembre 2019 à Paris. Il faisait froid et l’air était humide mais l’atmosphère était festive. Chacun se préparait pour fêter la nouvelle année. Certains étaient en cuisine depuis le matin, d’autres qui travaillent opteraient pour un rapide passage chez Picard, d’autres encore avaient fait une réservation dans un bar, un hôtel ou un restaurant. Certains se rendraient chez des amis, certains prendraient un avion pour quelques jours de vacances, certains rejoindraient leur famille en province, certains improviseraient.


Pierre, Jeanne, Marc et Marie avaient prévu de se retrouver à vingt heures. Marc s’était proposé de préparer le dîner ayant un emploi du temps flexible et faisant la plupart du temps du télétravail. Il occupait depuis trois ans un poste de développeur informatique. Marie, sa fiancée, ne quitterait pas le bureau avant dix-neuf heures. Depuis l’élection de Boris Johnson comme premier ministre britannique le 12 décembre dernier, il était prévu que le Royaume-Uni sortirait officiellement de l’Union Européenne le 31 janvier prochain. Or le siège de sa boîte étant à Londres, rien n’était moins certain pour l’avenir des employés et Marie devait rester plus tard le soir. Son mariage avec Marc était prévu en avril soit dans quatre mois.


Pierre et Jeanne avaient accepté de bon cœur. C’est Marc et Marie qui les avaient présentés l’un à l’autre et entre eux, le courant était immédiatement passé. Cela faisait désormais cinq mois qu’ils se fréquentaient. Pierre était professeur d’Histoire à la Sorbonne et effectuait des recherches en Histoire des sciences et techniques. Quant à Jeanne, elle était chercheuse scientifique sur la biodiversité au CNRS et participerait à cet égard, en octobre 2020, à la COP 15 de Pékin. Depuis qu’elle avait été sélectionnée pour y prendre part, elle ne parlait que de ça.


Marie fut accueillie par l’odeur de dinde rôtie lorsqu’elle poussa la porte de l’appartement à 19h30. Elle avait tout juste eu le temps de passer à sa boulangerie favorite à l’angle du boulevard Parmentier et de la rue Faubourg du Temple, au niveau de la station Goncourt. Après avoir donné un rapide baiser à Marc qui jouait encore les marmitons avec son tablier et sa toque – achetée pour l’occasion – elle partit se rafraîchir dans la salle de bain. Sans surprise, Néron, son chat noir, dormait dans la panière de linge propre.


Elle revint dans le séjour au moment même où Marc disposait quatre coupes à champagne sur la table basse du salon. Elle s’affala sur le canapé et alors qu’elle s’apprêtait à se plaindre de son patron, elle se mordit la langue : elle s’était promis de ne pas se larmoyer ce soir-là. Demain commencerait une nouvelle année, elle se marierait avec l’homme qu’elle aimait et elle partirait en voyage de noces en Asie du Sud-Est. Avant ça, Marc et elle passeraient par Hong-Kong pour rendre visite à Zoé, la petite sœur de Marc qui effectuait un semestre d’échange là-bas. Marc s’était beaucoup inquiété pour Zoé ces derniers temps, à causes des violentes manifestations qui avaient eu lieu à Hong-Kong contre le gouvernement chinois. Mais Zoé n’avait pas semblé plus préoccupée que ça et attendait leur visite avec impatience. Alors non, elle ne se plaindrait pas ce soir.


Alors que Marc revenait dans le salon avec un plat chargé de toasts de foie-gras, on sonna à la porte. Marie courut ouvrir et accueillit une Jeanne chargée de bouteilles de vin tandis que Pierre derrière portait une bûche géante de chez Angelina. « Fait attention à ne pas la renverser » lui martelait Jeanne. « Elle m’a coûté les yeux de la tête ». Marie intervint alors : « Tu n’aurais pas dû…c’est trop Jeanne.


- Oh arrête, ne joue pas les mijaurées avec moi. A quoi bon un 31 décembre si c’est pas pour se faire plaisir ? Je bosse dur toute l’année : c’est bien pour en profiter ! Tiens Marc, sert nous une petite coupe, histoire qu’on commence à se détendre un peu.


- On la refera pas, continuât Pierre dont la bûche penchait dangereusement. Mais c’est comme ça que je l’aime. »


Les quatre amis passèrent la soirée à rire, danser, boire, manger, jouer, chanter. Après avoir englouti le dîner de Marc sur lequel ils n’avaient pas tari d’éloges, Jeanne avait soudainement bondi sur ses pieds et monté le volume de la musique. Elle avait commencé à se déhancher au milieu du salon tandis que Marie ouvrait une troisième bouteille. Finalement, les deux couples se retrouvèrent à bouger au rythme de la musique sous le regard sévère de Néron.


Ils parlèrent des préparatifs du mariage de Marc et Marie. Ces derniers avaient prévu d’accueillir une centaine de personnes dans une grange attenante à la maison où Marc avait grandi dans la vallée de Chevreuse. Ils firent allusion à Zoé qui avait téléphoné quelques heures plus tôt à son grand-frère pour lui fêter la nouvelle année : Hong-Kong comptait sept heures de plus qu’à Paris. Marc avait noté son enthousiasme à leur faire découvrir la ville lorsqu’il lui rendrait visite avec Marie en avril après le mariage. Pierre avait appelé Noah, son demi-frère qui avait la double nationalité franco-américaine et qui travaillait dans la production de fromage dans le Wisconsin. Accusant sept heures de moins qu’à Paris, il n’avait pas encore dîné. Pierre lui avait demandé : « Comment vont Grace et les enfants ?


-Elles vont bien. Emy vient d’entrer dans l’équipe de cheerleaders de son école et depuis elle n’arrête pas de faire des sauts de cabris dans la maison. La dernière fois, elle n’a rien trouvé de mieux à faire que de se jeter depuis le sommet du canapé. On a bien cru qu’elle allait se rompre le cou, lui répondit Noah.


-Et Jo ?


-Ah Jo…tu sais pas ce qu’elle m’a sorti la dernière fois ? Elle m’a dit qu’elle voulait venir étudier à Paris. Que le Wisconsin c’était chiant à mourir et qu’elle n’aurait qu’à entrer à la Sorbonne. Elle a bien souligné que son oncle Pierre la soutiendrait. »


Pierre avait été pris d’un fou rire. Ça ne le surprenait pas de sa plus grande nièce. À seize ans, Jo avait un caractère bien trempé et elle lui écrivait régulièrement en lui demandant des conseils de lecture en français et en le suppliant de la sortir de cet « Etat à vaches » pour reprendre ses termes.


Pierre et Noah n’avaient pas grandi ensemble. Noah avait douze ans de plus que Pierre. Il était né aux Etats-Unis d’une mère française et d’un père américain. C’est lorsqu’il avait eu six ans que la relation entre ses parents avait commencé à s’effilocher. Finalement, sa mère avait décidé de rentrer à Paris et elle avait complètement refait sa vie. C’est ainsi qu’elle avait eu Pierre. Noah n’avait jamais compris pourquoi elle ne l’avait pas emmené avec elle et il éprouvait parfois une étrange jalousie envers son demi-frère qui avait eu l’opportunité de grandir avec elle. Mais ce qui le hérissait plus que tout, c’était l’admiration qu’éprouvait Jo pour sa grand-mère parisienne. Les deux frères avaient échangé quelques mots sur les primaires démocratiques car Noah soutenait activement Bernie Sanders, puis Noah avait invité Pierre à leur rendre visite l’année prochaine : « Viens avec Jeanne ! avait insisté Noah, Grace et moi avons hâte de la rencontrer.


-Peut-être est-ce vous qui devriez venir à Paris. Maman parle beaucoup de toi, tu lui manques tu sais. Et puis elle a aussi envie de voir les filles.


-Si elle veut les voir, elle n’a qu’à venir elle ! Elle n’est jamais venue nous rendre visite Pierre, pas une seule fois. Elle n’a jamais remis les pieds dans le Wisconsin, pas même pour mon mariage ! Je n’ai plus envie de faire d’efforts. Peut-être enverra-t-on Jo à Paris l’été prochain, si tu veux bien l’accueillir. »


Pierre avait bien-sûr acquiescé et n’avait pas insisté sur leur mère. Il savait que c’était un sujet délicat pour Noah.


Enfin, comme on pouvait s’y attendre, Jeanne avait beaucoup parlé de la COP 15 qui se tiendrait à Pékin en octobre. Elle n’en revenait toujours pas d’avoir été invitée à y participer et ses amis ne parvenaient plus à l’arrêter. Mais Pierre n’était pas gêné par son flot incontinu de paroles. Il était fasciné par Jeanne depuis le premier jour. Il admirait sa passion pour son travail de chercheuse, et menant lui-même des recherches sur l’Histoire des sciences et techniques, il sentait qu’il avait beaucoup à apprendre d’elle. Cela faisait depuis cinq mois qu’ils se fréquentaient et il avait voulu la présenter à sa mère, mais il avait été pris au dépourvu quand elle s’y été vivement opposée : « Pierre, tu sais que je tiens à toi. Mais les salamalecs, c’est pas pour moi. J’ai pas le temps pour ça. Je croyais avoir été bien claire au début : j’ai mon travail, mes amis et toi. Le reste viendra après, ce n’est pas la priorité. Et puis, c’est pas comme si on allait se marier. » Pierre s’était vivement mordu la langue à ces derniers mots. Même s’il la connaissait depuis peu, il tenait profondément à Jeanne et s’était senti blessé.


Après avoir laissé la bûche presque intacte tant ils étaient repus et alors que Marie se désespérait que ça ferait trop de restes, Jeanne proposa d’aller faire un tour : « On mangera de la bûche au retour ou mieux ! On a qu’à en emporter un morceau !


-Emporter un morceau ? avait interrogé Marie incrédule.


-Mais oui ! s’était enthousiasmé Marc. Ecoute ta meilleure amie Marie. Ça nous fera du bien de marcher et ça nous rouvrira sûrement l’appétit.


-D’accord, avait dit Marie. À condition qu’on aille sur les bords du canal.


-Tout ce que tu voudras chérie, avait répondu Jeanne. C’est toi la mariée ! »


Marie affectionnait tout particulièrement le canal Saint Martin. Il symbolisait le cœur de son quartier et l’endroit où elle se sentait vraiment chez elle.


Les amis quittèrent l’appartement et Néron affalé de tout son long sur le canapé sans rien avoir débarrassé, et non sans que Marc n’ait dissimulé une bouteille de champagne dans son manteau. Ils déambulèrent dans les rues de la capitale, parlèrent de tout et de rien, se remémorèrent des souvenirs qu’ils avaient partagé, chantèrent à tue-tête et parvenus au bord du canal débouchèrent la bouteille de champagne qu’ils burent au goulot. Aux douze coups de minuit, ils embrassèrent des inconnus et Jeanne força Marie à effectuer des entrechats sur l’un des ponts qui enjambe le canal, en mémoire de leurs classes de ballet quand elles étaient plus jeunes. Pierre était tant subjugué par les arabesques de Jeanne, par ses rires, par son naturel, qu’il sentit une irrésistible envie de lui faire l’amour. Marie, habituellement sur la réserve, finit par se détendre et commença à exécuter des pirouettes avec une précision sans failles. Marc reconnaissait bien là sa future femme à qui aucun détail ne semblait échapper. D’un naturel calme et détendu, parfois négligé, il arrivait que la précision et le sérieux de Marie le terrifie, de son travail, à la maison, en passant par les préparatifs du mariage. Il sentit une vague d’inquiétude le traverser sans qu’il ne parvienne à en identifier la cause. Pierre dût s’en apercevoir car il lui assena une tape sur l’épaule : « Ça va vieux ? Je te sens bizarre tout d’un coup.


-Ouais, t’inquiètes ! se ressaisit Marc. Je crois que j’ai un peu forcé sur l’alcool ce soir, dit-il en riant. »


Finalement les filles rejoignirent les garçons et le petit groupe se sépara aux premiers rayons de soleil du matin. Les rues de Paris s’étaient peu à peu vidées et les boulangeries commençaient à ouvrir leurs portes. Pierre proposa à Jeanne d’aller chez lui. Son désir ne s’était pas dissipé. Elle acquiesça mais en poussant la porte de sa chambre, tomba comme une masse sur le lit. Il semblait que Marc n’était pas le seul à avoir abusé de l’alcool ce soir-là. Pierre la serra dans ses bras, lui retira ses chaussures et remonta la couverture sur elle. Curieusement, il n’avait pas sommeil : il décida d’aller marcher. Parvenu aux abords de la place Saint-Michel, il prit un café en observant la façade de Notre-Dame qui avait été épargnée. Quel drôle de monde se dit-il. Comment un monument peut-il ainsi résister au temps ? Au cours de ses recherches il avait eu l’occasion de se pencher sur la construction de la cathédrale et sur les différentes techniques utilisées au fil du temps. Il était impatient de voir ce qui serait désormais fait pour reconstruire les parties endommagées par l’incendie. Après avoir avalé son café, il continua de marcher un peu dans le quartier latin, passa dans un kiosque afin d’acheter quelques journaux et s’arrêta dans une boulangerie où il prit autant de croissants que de pains au chocolat ne sachant pas ce que Jeanne préférait. Il rentra chez lui et se glissa dans le lit auprès d’elle. Jeanne sentit sa présence et se colla contre lui. Elle commença à le déshabiller avec un sourire malicieux en lui disant : « Tu crois que je t’ai pas vu tout à l’heure depuis le pont ? Je sais que t’en as envie et ça tombe bien, parce-que moi aussi. »


De leur côté, Marc et Marie étaient rentré chez eux. Marie avait insisté pour tout nettoyer et Marc avait fini par céder. Quand il ne restât plus une seule assiette sale, ils partirent se coucher en rêvant éveillés au voyage de noces qu’ils feraient en avril. Marc était bien décidé à se rendre aux temples d’Angkor tandis que Marie avait déjà fait la liste de toutes les spécialités vietnamiennes à goûter.


Pierre, Jeanne, Marc et Marie avaient partagé une soirée étourdissante, de celles qui laissent un goût sucré dans la mémoire. Ils s’étaient tordus de rire quand Pierre s’était mis à imiter Napoléon, ils avaient fait pression sur Marie pour qu’elle révèle des détails de sa robe de mariée, ils s’étaient moqués de Marc qui ne voulait pas se défaire de sa toque de chef et ils avaient manqué de s’endormir en écoutant Jeanne parler de nouvelles espèces de bactériophages, des virus infectant les bactéries dont l’ADN présentait des similitudes inattendues avec celui de leurs proies.


Aucun des quatre amis ne savaient encore que certains événements de l’année 2020 viendraient à jamais bouleverser leurs projets.

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