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Contre la pression sociale, la liberté de choisir


Je suis assise dans le cœur de San Pedro Garza Garcia, ville la plus riche mais aussi parmi les plus conservatrices d’Amérique Latine. J’écris depuis Garden Avenue, un café à la mode situé sur la place la plus huppée de la commune : restaurants hauts de gamme, boutiques luxueuses, immeubles de standing en pleine construction pour le prix moyen de 656 400€. Vous trouvez que c’est cher ? C’est astronomique pour le Mexique. Seule une poignée de gens pourra accéder à ces appartements. Beaucoup s’en saisiront comme opportunité de blanchiment d’argent.


Depuis la banquette où je suis assise, j’observe le lieu : des chaises de velours vert anis et grises, des abat-jours en rotin, un plafond végétal, des tables dorées. C’est beau. Mais y suis-je bien ? Je regarde les gens autour de moi et je me sens en décalage, comme si je ne cadrais pas dans le paysage. J’essaie d’identifier à quoi c’est dû. Il y a beaucoup de femmes « sampetrinas » (comprenez ici de San Pedro). C’est normal : nous sommes vendredi matin, la plupart ne travaillent pas et ont pour habitude de prendre le petit-déjeuner entre copines. Beaucoup sont enceintes ou avec des nouveau-nés dans les bras. D’autres sont en tenue de sport. Je tends l’oreille malgré moi. Des bribes de conversations me parviennent : la rénovation de la maison, l’école et les activités des enfants, la grossesse, les vacances, la « muchacha » (manière de désigner la femme au service de la famille pour le ménage, la cuisine et parfois le soin des enfants), le rendez-vous pour la manucure, le dernier régime essayé, les choses à faire pour le groupe des femmes de l’église, Andy Benavides (une influenceuse locale qui compte pas moins de 549 000 followers sur Instagram), la robe à trouver pour le prochain mariage auquel on est invité…Le mari ? Généralement, on n’en parle pas. Ça relève de la sphère privée. Il est important en outre de montrer que tout va pour le mieux dans le foyer. L’argent ? On n’en parle pas non plus. On en a. Point.



Ce sont les mêmes conversations que j’écoute depuis que je me suis installée à Monterrey, capitale de l’Etat de Nuevo León. À l’inverse de Mexico, la capitale du pays, Monterrey, et plus encore la commune adjacente de San Pedro, sont des cercles relativement fermés. Tout le monde s’y connaît et on croise toujours des personnes de sa connaissance au supermarché ou au parc. Et fait étrange : les choses y semblent uniformes. Les gens s’y marient (sans avoir vécu ensemble au préalable car ce n’est pas convenable), achètent de grandes maisons (avec l’aide des parents) et un chien, font des enfants à qui ils paieront des écoles privées avec enseignement en anglais, voyagent de temps en temps aux Etats-Unis et en Europe, vont à la salle de sport, au cinéma, au restaurant. Ils ne lisent généralement pas et ne vont pas dans les musées : l’aspect culturel est délaissé, parfois presque inexistant. Il s’agit avant tout de consommer. Les influenceuses sont là pour ça. Une poignée de jeunes femmes qui postent tous les jours en « story » sur Instagram leurs visites dans les magasins et leurs achats. Mode, nutrition, spas et centres de soins esthétiques, voitures, restaurants…Ce sont elles qui font la pluie et le beau temps sur ce qui doit être consommé. Elles « recommandent » des marques et sont payées pour ça par ces mêmes marques.


Si on n’a pas les moyens de vivre à San Pedro, il est toujours possible d’investir dans un terrain du côté de la « carratera nacional », la route qui mène à Santiago, et d’y faire construire une maison. Ça reste cher mais c’est plus accessible que San Pedro. C’est justement l’option qu’ont choisi la cousine de mon mari et son époux. Elle est enceinte et il n’est plus concevable de vivre dans un appartement. Je n’ai pas compris sur le moment en quoi ce n’était plus concevable. Je connais des milliers de familles à Paris qui vivent en appartement et je ne voyais pas le problème. Peut-être que c’est ce que voulais dire quand je parlais de ce sentiment de ne pas « cadrer » dans le paysage. C’est ça. Je n’ai pas été coulée dans le moule, je n’ai pas grandi dans le sérail. Parce-que ma culture est différente, il m’arrive de ne pas complètement saisir les codes. Ce qui est naturel ou logique pour les locaux ne l’est pas pour moi et inversement. Il n’a par exemple jamais été pour moi un problème d’être une femme vivant seule à Paris dans 30 m2. Au Mexique, et plus encore à San Pedro, c’est inconcevable, d’une part parce qu’une femme ne devrait pas vivre seule mais aussi parce-que 30 m2 est considéré comme ridiculement petit. L’un de mes beaux-frères considère encore que mon mari m’a en quelque sorte sorti de la misère sous prétexte que je vivais dans un espace de petite taille…Peut-être que c’est ce qui se passe quand on grandit dans une bulle comme San Pedro : on perd le sens des réalités, on croit que ce dont on bénéficie est la norme.


Entrée de mon immeuble parisien

Tout le monde s’est réjoui à l’annonce de la grossesse de la cousine de mon mari et je dois admettre que moi aussi car je suis vraiment heureuse pour elle et son conjoint. Mais ce qui s’est ensuivi pas la suite m’a laissé un goût amer : on m’a demandé quand ce serait mon tour. Question innocente ? Pas tant que ça. Cela fait depuis deux ans et demi, c’est-à-dire depuis que je suis mariée, qu’on me demande : « c’est pour quand ? » Au début, j’étais diplomate, je ne voulais pas froisser les âmes sensibles. Mais aujourd’hui, j’ai décidé de ne plus l’être. C’est comme si la société tentait d’imposer un simple et unique schéma que nous devrions tous suivre. Pourquoi devrais-je avoir des enfants ? Qu’est-ce-que cela peut faire aux autres si je n’en n’ai pas envie ? Est-ce-que ça fait de moi une égoïste comme je me le suis déjà entendu dire ? Et si je ne peux pas en avoir ? Et si je ne sais pas si je veux en avoir ou que j’en voudrais plus tard ? Derrière une question en apparence anodine, il y aurait beaucoup à dire.


On m’a aussi demandé pourquoi je n’achetais pas avec mon mari un terrain sur cette fameuse « carratera nacional ». Ai-je le droit de dire haut et fort que je ne suis pas attirée par l’idée d’être coincée matin et soir deux heures dans des embouteillages ? Ai-je le droit de dire que je ne suis pas attirée par l’idée de passer quatre heures dans ma voiture et de polluer un peu plus l’environnement ? Ai-je le doit de dire que je préfère rester dans mon appartement et continuer de louer tant que je ne pourrais pas investir dans quelque chose qui me convienne véritablement, au Mexique ou ailleurs ? Ai-je le droit de dire que je préfère mourir en ayant fait un safari en Tanzanie plutôt qu’en ayant acheté une maison ? Ai-je le droit d’avoir d’autres rêves, d’autres projets, d’autres envies et d’autres désirs ? Pourquoi donc devrions-nous suivre un seul et unique modèle ? Chacun ne devrait-il pas être libre de poursuivre ses propres aspirations ?


Il y a certes ceux qui rêvent de se marier, d’acheter une maison et de fonder une famille. Et si ceux-là y parviennent, je me réjouis pour eux car c’est ce à quoi ils avaient rêvé. Mais il y a aussi ceux qui aspirent à voyager, ceux qui sont ensemble mais ne veulent pas se marier, ceux qui se marient mais ne veulent pas d’enfants, ceux qui vivent à trois, ceux qui investissent non pas dans une maison mais dans une entreprise, ceux qui remboursent un prêt étudiant. Et puis il y a ceux qui n’investissent pas du tout, faute de moyens, ou de convictions, ou de raisons qui n'appartiennent qu'à eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard s’il existe désormais un Monopoy « Millennials » avec non pas des biens immobiliers mais des « expériences ». Slogan du jeu : « Forget real estate, you can’t afford it anyway » (« Oubliez la propriété immobilière, vous n’avez pas les moyens de toute façon. »). Non, je ne rigole pas.


Et parlons donc des femmes : il y a les célibataires, les mariées, les divorcées, celles en union libre, il y a les backpackeuses, les aventurières, les casanières, les mères, au foyer ou non, les éternelles solitaires, les employées, les entrepreneuses, celles qui aiment la mode et celles qui s’en fichent complètement, celles qui se maquillent tous les matins et celles qui ne se regardent même pas dans le miroir. Il y a autant de femmes qu’il y a de manières d’être. Alors pourquoi donc nous escrimons nous à vouloir nous couler dans le moule ? Parfois j’ai envie de dire : « Coulez-vous-y si ça vous chante, mais n’attendez pas que les autres le fassent aussi. » Mais je ne dis rien. Non, au lieu de ça je ronge mon frein et je souris comme une potiche. C’est un sourire crispé, tendu, comme si j’avais un bout de salade coincé entre les dents et que j’essayais de le dissimuler.


La vérité, au fond, c’est que je ne dis pas aux autres comment ils doivent vivre et ce qu’ils doivent faire. J’aimerais que le contraire soit aussi vrai. C’est indécent de dire aux autres comment ils doivent vivre. Comme le dit le proverbe, balayons chacun devant notre porte avant de vouloir aller balayer devant celles des autres. Chacun devrait être libre de faire ses propres choix selon ses propres valeurs. La richesse de San Pedro et son schéma social traditionnel, considéré comme la seule et unique voie à suivre, n’efface pourtant pas le fait que de l’autre côté de la route, à seulement quelques kilomètres de là, il y a des gens qui vivent dans la misère et qui n’ont malheureusement pas le choix. Il y a des gens qui n’auront jamais le choix d’être un jour propriétaire, qui n’ont pas accès à l’éducation, qui ont faim. Eux, ne choisissent pas. Ils se lèvent le matin et n’ont qu’un seul but : survivre.


C’est une immense chance que d’avoir le choix. Avoir le choix de mener à bien le projet dont on rêve et d’être qui on a envie d’être. Chérissons donc cette richesse qu’est le choix. Contre la pression sociale, j’érige la liberté de choisir.

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